Avenue Durando à Bab-el-Oued

En prenant l'avenue de la Bouzaréa, au coin de l'escalier menant au cinéma "Marignan", on trouvait Alexandre, où les "touristes" -les Algérois du centre de la ville et leurs amis- venaient déguster des brochettes, des merguez et de la loubia (haricots dans une sauce épicée). Alexandre claironnait les commandes dans un jargon ésotérique transparent, clamant: "Douze B. pour le quatre" ou "six M. pour le deux", ce qui en clair signifiait "Douze brochettes pour le quatre" et "Six merguez pour le deux". Il atteignait le sommet de son art en réclamant "un potage symphonique" au lieu d'une portion de loubia
Gabriel CONESA. "Bab-El-Oued notre paradis perdu." Robert Laffont. 1970 et Editions Jacques Gandini. 1995

Y a le "Marignan" avenue Durando, juste en bas les escaliers, en face où y a Alexandre qui vend les merguez et les brochettes. Lui pour faire du genre, soi-disant y dit qui fait "Rôtisserie". Mais enfin il est brave, et même les gens de la rue Michelet y viennent pour taper "La Rôtisserie"
Grâce à Dieu, il les prend à la pelle.
Lui y dit qu'il a des frais! Quels frais il a? Il achète la marchandise au prix de gros, plus du charbon pour faire cuire, barka, le reste c'est tout bénéfice. La preuve c'est que vers les huit heures, neuf heures du soir, dehors, y met des petites tables avec des lampes allumées, zarmah, pour faire moderne et intime! Les gens y mangent sur le trottoir et sur le passage des escaliers et lui y dit que c'est intime! Mais les gens y viennent comme des moutons.
En plus y fait la loubia; lui il l'appelle pas loubia; pour faire mieux y met: "Potage symphonique"! Mais les gens y rigolent.
L'autre fois des types bien habillés, des femmes blondes avec des manteaux de soirée y disaient: "Oh ciel! Que c'est drôle, que c'est amusant!" va savoir!... Mais quand même, malgré ça, on mange bien, et la viande elle est première qualité! Mais entention, y a pas le menu écrit sur une feuille de papier! Les choses qu'y a à manger elles sont marquées à la chaux, sur les glaces dedans le café!
Y a un monde fou là-bas, et personne y se fait du mauvais sang pour Alexandre.

Robert CASTEL. Inoubliable Algérie. Pierre Horay. 1965.