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Longtemps
Alger ne s'est pas rendu compte de la présence à ses portes
de cette Babel faubourienne. Quand le Baron de Vialar eut élu domicile
d'été au lieu dit les Deux-Moulins pour y recevoir le gouverneur
Lutaud, il passait devant Bab-el-Oued sans le voir...
Des
générations de Martinez, de Scotto, de Moya, de Pons et de
Serrano se débrouillaient comme ils le pouvaient sur leur delta miniature
et accompagnés par la chanson nostalgique des mandolines, ils remplaçaient
obstinément les baraques de planches par des masures de moellons...
Mais
nous savons tout de son enfance difficile. D'abord Alger eut besoin de pierres
pour construire la jetée du port. Alors surgirent les carriers de
Valence qui arrachèrent les blocs au flanc de la montagne, ouvrant
ainsi d'un premier coup de pioche ce qui est aujourd'hui la gigantesque
carrière Jaubert. C'est pourquoi
le plus vieux quartier de Bab-el-Oued s'appelle la Cantera - la Carrière.
Pour permettre le passage des lourds convois, on démolit la porte
de l'oued, et près de la carrière, berceau de pierres de Bab-el-Oued,
on construisit un bassin parce qu'il fallait faire boire les chevaux. C'est
pourquoi le second quartier de Bab-el-Oued s'appelle la Bassetta
- le Bassin. Au travers du ravin au fond duquel coulait le fameux oued,
on bâtit un moulin, plus bas on installa une pompe, à laquelle
les femmes vinrent chercher l'eau comme en Espagne ou à Malte, comme
en Italie ou aux Baléares. Il
restait à relier le faubourg naissant à la ville. Surgirent
les Messageries, et la petite plage au bord de laquelle se jetait l'oued
entre les rochers de Saint-Eugène et ceux du Cassour
devint le bain des chevaux. Au
fond d'une excavation qu'on appelait "le trou"*, on donna des
courses de taureaux. Et comme ceux qui accompagnaient les convois funèbres
au cimetière de Saint-Eugène
avaient besoin de se réconforter pendant que les familles enterraient
leur mort, Bab-el-Oued poussa vers eux une presqu'ïle de guinguettes
et de bistrots. Quand l'oued M'kacel eut
été enfui dans le béton et transformé en égout
et quand la gare eut remplacé les
Messageries, Bab-el-Oued sut qu'il était devenu une ville plus importante
que cent autres villes de France qui étaient déjà célèbres
quant le faubourg n'existait pas encore. Entre temps le bain des chevaux
était devenu le bain des familles. Aujourd'hui, la gare a cessé
son service. Isolée comme une oasis d'ombre au bord de la mer qui
chuchote sous les ciels givrés d'étoiles, elle est devenu
le lieu des rendez-vous amoureux. C'est la gare de cythère. Mais
dans la ville, les quartiers s'appellent toujours la Cantera,
la Bassetta, la Pompe,
le Moulin, les Messageries...
et la presqu'île de cafés qui s'allonge vers le cimetière
a reçu le nom de Consolation.
Ces
Maltais, ces Andalous, ces Siciliens, ces Mahonnais, ces Napolitains, ces
Catalans et ces Génois qui débarquaient sur le sol d'Afrique,
à l'embouchure dérisoire de
l'oued M'Kacel, imaginaient poser le pied sur les rives du pays de Canaan.
Ils rêvaient confusément de vie facile cueillie, comme les
fruits d'or des Hespérides, à la pointe de palmes nonchalantes.
Ce trésor qu'ils étaient venu chercher, ils ne savaient pas
qu'ils l'apportaient avec eux dans le maigre bagage serré dans un
mouchoir à carreau noué au bout d'un bâton. C'était
leur frugalité, leur incroyable obstination au travail, leur gaité,
derrière laquelle ils dissimulaient leur pudeur de dire à
la fois leurs espérances et leurs désillusions, leur dignité
d'hommes accoutumés à se colleter avec l'adversité,
et ce génie hérité des traditions latines qui comptent
parmi les plus somptueuses du monde. Ces
vertus austères, ils les avaient en commun ainsi que la misère
qu'ils tentaient de fuir.
Jean
BRUNE. "Alger- Bab-el-Oued" Essai 1956. Collection France-Algérie.
Editions Atlantis. Friedberg-Bayern.1999. *Le trou Bonnifay, "el Clot" (en valencian)
où l'on entassait les ordures; emplacement futur du marché.